L’intersectionnalité en pratique : les cacahuètes de la domination


Le 30 août les médias relayaient le scandale intervenu à la convention des Conservateurs aux Etats-Unis : deux participants blancs lancent des cacahuètes sur une journaliste noire en précisant que « c’est ainsi qu’on nourrit les animaux ». Si tout le monde a d’un commun accord, et à juste titre, dénoncé cet acte raciste, il me semble qu’il manque une dimension importante voire essentielle à l’analyse : la dimension du genre.

Il ne me paraît en effet pas anodin que ce soit non seulement deux blancs contre un noir, mais deux hommes contre une femme. C’est un cas exemplaire de ce qu’on appelle dans la littérature académique féministe « l’intersectionnalité ». Ce terme définit l’imbrication des différentes sphères d’oppression auxquelles sont confrontées et dans lesquelles évoluent les individus, et plus spécifiquement, les femmes. Genre, race et classe constituent ce que Patricia Hill Collins caractérise comme « une matrix de domination ».

« Fundamentally, race, class and gender are intersecting categories of experience that affect all aspects of human life ; thus, they simultaneously structure the experiences of all people in this society. At any moment, race, class and gender may feel more salient or meaningful in a given person’s life, but they are overlapping and cumulative in their effects. »

 

C’est une configuration plutôt classique « genre et race » qui se reproduit ici ; deux hommes blancs, probablement de classe aisée, sont en situation de domination face à la journaliste noire, tirant leur pouvoir de leur couleur et de leur sexe à la fois. La dimension de l’âge se superpose aussi certainement, renforçant la possibilité de décrédibiliser la jeune femme. Elle même ne décrit cette scène que comme raciste, insistant sur les difficultés auxquelles elle est confrontée au quotidien du fait de sa « race », bien qu’elle précise dans une interview au Witches’ Brew que les individus en question étaient des hommes. Il me paraît ainsi impossible d’ignorer qu’un rapport de domination masculine s’ajoute à leur racisme.

Peut-être que les deux conservateurs auraient de toute façon jeté des cacahuètes sur un journaliste noir de sexe masculin, mais le fait est qu’ici il s’agit d’une jeune femme. Elle sort doublement de la place qu’il lui a été attribuée par les structures sociales : c’est une femme active, dans le domaine public et politique qui plus est, et une noire qui exerce une profession qualifiée. Ces deux éléments renvoient chacun à une sphère d’oppression spécifique mais se retrouvent ici connectés, et ainsi, décuplés. Il ne s’agit pas simplement de racisme, car la personne visée est aussi une femme, et pas non plus uniquement de sexisme, car elle est noire. Ce sont bien ces deux aspects cumulés qui créent l’écart de pouvoir et qui permettent aux deux hommes blancs d’exercer pleinement leur domination. La scène inverse est simplement inimaginable : deux femmes politiques noires jetant des cacahuètes sur un homme journaliste blanc. Cela relève presque de la science fiction !

Notons aussi au passage la lâcheté des personnages qui sont en supériorité numérique et cachés parmi la foule des participants. La journaliste raconte qu’ils lui jetaient les cacahuètes depuis les gradins où ils étaient assis, d’en haut, pensant peut-être passer inaperçus… (pas très virils tout ça !).

Bien que sur un tout autre registre, ça m’a fait penser à la mémorable gifle qu’une députée communiste Grecque a reçu d’un membre du parti néo-nazi en pleine émission télé il y a quelques semaines. Quel rapport ? Il n’y a là aucun acte raciste puisque les deux sont blancs, et l’idéologie fasciste joue un rôle prépondérant dans la violence exercée par cet individu contre la députée de gauche. Mais là encore, il n’est pas anodin qu’il décide de frapper une femme plutôt qu’un homme… comme pour lui rappeler que sa place n’est pas à faire de la politique mais à être dominée et soumise au phallus.

Que l’entrée des femmes dans l’espace public soit une longue et douloureuse épreuve, encore inachevée, on le savait déjà. Mais chaque incident qui manifeste les résistances profondes à ce processus est important à relever et à analyser. De même, la théorie de l’intersectionnalité est un outil utile, voire indispensable, pour comprendre l’imbrication des sphères de pouvoir, et donc la puissance de la résistance à l’émancipation des femmes. Si ce n’est parce qu’elle est femme, alors c’est parce qu’elle noire, ou parce qu’elle est pauvre, ou parce qu’elle est jeune, etc. L’addition des dominations dans notre expérience quotidienne multiplie les barrières sur le chemin de l’égalité, et doit ainsi augmenter en conséquence notre capacité à lutter.

7 réponses à “L’intersectionnalité en pratique : les cacahuètes de la domination”

  1. Djuba dit :

    Ça illustre assez combien le patriarcat est inscrit dans les gènes du capitalisme. A la question « mais comment pouvez-vous tant mépriser les femmes alors que vous avez une mère, peut-être des soeurs ? », ces messieurs pourraient répondre : « Mais c’est justement pour ça ! Il faut bien leur faire accepter que les hommes soient les seuls vrais héritiers de la propriété et du nom de nos pères. »
    Tant que sont vivrons sous le régime de la propriété privée, aucune avancée ne sera définitivement acquise, pas même celles de la condition des femmes. Le féminisme est donc aussi une « Révolution permanente » qui ne prendra fin qu’après le renversement de cette société.

  2. Alban dit :

    Ce « fait divers » navrant, comme il en arrive tout le temps, m’évoque un happening potentiel… J’imagine déjà que cette idée va me falloir des commentaires acerbes et/ou moqueurs, mais tant pis!
    Alors voilà, dans un lieu très fréquenté de Lyon (grande ville la plus proche pour moi), j’imagine une caricature de cette scène, mais à l’opposé. Un mec, avec l’apparence de la norme de ceux qui « réussissent » en société, c’est à dire un costard cravate, une montre qui brille, etc… Avec une pancarte autour du coup, du genre « homo misogynus », qui serait tenu en laisse par une femme, ou un groupe de femmes. Pour afficher la distinction de « classe », les femmes porteraient différentes tenues prolo, genre survêtement baskets, ou frippes et fringues de récup. Le groupe pourrait remonter la rue de la république, jusqu’à l’hôtel de ville. Le mec serait muet, ou du moins il n’aurait comme réaction que des grognements, calmés de temps à autre par une cacahuète jetée par les femmes. Le groupe de femmes pourraient décrire aux passants les horreurs commises par cet homme, tels que le harcèlement, les discriminations, et toutes les misogynies courantes dans notre société, et s’arrêter régulièrement sur le parcours, pour faire place à une discussion plus sérieuse sur le sujet, où pour inviter à une action, une réunion, ou une rencontre au sujet du féminisme, et des luttes féministes.
    Je me porte volontaire pour jouer l’homme enchaîné, si besoin, il faudra juste que je me trouve un costard…

  3. pH dit :

    « Peut-être que les deux conservateurs auraient de toute façon jeté des cacahuètes sur un journaliste noir de sexe masculin, mais le fait est qu’ici il s’agit d’une jeune femme. »
    Je ne peux pas croire que vous ayez écrit cette phrase et que vous ayez quand même fait un article pour dénoncer ces prétendus phallocrates. Vous dîtes en substance que, peu importe les motivations de ces charmants messieurs, si leur victime présente un trait plutôt qu’un autre, c’est du « racisme » vis-à-vis de ce trait. C’est exactement comme pour votre précédent article sur le soi-disant paternalisme (mansplaining) d’un malheureux tweet. Vous extrapolez, vous prêtez au gens des intentions et des façons de penser qui ne sont ni vraies ni fausses, mais INVERIFIABLES. Plus grave, vous êtes sexiste (oui !) envers l’auteur du tweet et ces deux cloches républicaines : dans les deux cas, vous les jugez sur leur sexe et rien d’autre.

    • pH dit :

      Ah tiens, c’est amusant, j’ai confondu votre blog avec celui de « ça fait genre ». (Vous êtes donc plusieurs…) Mais ça ne change pas grand chose.

  4. AudVoo dit :

    En tant que jeune femme noire, je suis bien contente de voir un post sur l’intersectionnalité en français, thématique souvent laissé de côté dans la sphère francophone.
    Cependant, quelquechose me dérange dans votre article. Vous voulez enforcer votre analyse sur le ressenti de cette personne. Le fait de ramener cet épisode sous le prisme du genre, bien que censé, est un peu maladroit et fait écho à du whitesplaining. Vous prenez la place de cette personne à vouloir faire parler la thématique du genre là où elle confirme de par son ressenti, que le racisme est la problèmatique.
    On ne retrouve pas systématiquement les oppressions emmelés…

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